Avec l'aimable autorisation de Ludovic Martel, rédacteur en chef de la Revue Européenne de Management du Sport, je diffuse ici l'édito rédigé à l'occasion de la publication d'un numéro spécial consacré au sport et au numérique. J'augmente le texte de liens, illustrations et renvois vers les comptes twitter des auteurs.
(illustration : @café à l'AT&T Park, San Francisco)
Le spectacle sportif est une dramaturgie collective non scénarisée à l’énergie fournie par deux « carburants » : d’une part l’identification des spectateurs à une équipe ou un athlète qui les représente, d’autre part l’incertitude mobilisatrice (Yonnet, 2004). Ces deux leviers sont si puissants que l’on pourrait dire du spectacle sportif qu’il a pour fonction principale de générer une émotion et produire une information directement communiquée et commentée. De fait, pour se donner à voir, le sport qui se regarde s’est accaparé les innovations successives dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Dans l’ouvrage « The Elusive Fan », Rein, Kotler et Shields (2006) identifient trois générations du spectacle sportif. La première (1900-1950) se caractérise par une consommation du sport dans les stades relayée par les journaux et la radio. La seconde génération (1950-1990) est celle du spectacle sportif télévisé. La troisième (1990-2006) correspond à l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, dont internet. Helleu et Karoutchi (2013) proposent d’envisager une quatrième génération qui serait celle de l’expérience digitale. L'émergence du web 2.0 interactif et participatif et le succès des terminaux mobiles (smartphones et tablettes) ont favorisé le déploiement de nouveaux services et de nouveaux médias.
Selon une étude de l’agence We Are Social réalisée en janvier 2016 (voir fig.), il existe de part le monde 3,4 milliards d’internautes et 2,3 milliards d’utilisateurs de médias sociaux. Facebook présenterait 1,6 milliards d’utilisateurs actifs devançant largement Instagram (400 millions), Twitter (320), Snapchat (200), Pinterest et LinkedIn (100). En France, Médiametrie dénombre 32 millions d’utilisateurs de réseaux sociaux. Selon le baromètre du numérique 2015, les réseaux sociaux sont utilisés en France principalement pour se divertir (82%) et entretenir des liens avec les proches (91%). Peut-être est-ce cela qui explique pourquoi sport et réseaux sociaux fonctionnent de pair. L’émotion sportive ne vaut que si elle est partagée et c’est précisément ce que permettent les médias sociaux. Le spectacle sportif n’est plus seulement regardé, il est vécu et commenté par des spect'acteurs impliqués et soucieux de partager immédiatement leurs émotions au sein d’une communauté (Gantz, 2013).
Le rapport annuel Know The Fan montre que si la télévision demeure le moyen privilégié pour un fan de consommer du sport, Internet, le smartphone et les médias sociaux connaissent une croissance importante au détriment de la presse et de la radio (voir fig.). Lorsque 12% des fans de sport français avaient recours aux médias sociaux pour consommer du sport en 2011, ils sont 21% en 2014. Lorsqu’ils mobilisent un média social dans leur expérience de consommation sportive, les fans utilisent principalement Facebook (79%), suivie de Youtube (52%), Twitter (17%) et Instagram (8%). Les utilisateurs ont en général recours à un second écran pour commenter le spectacle en direct (53%), regarder des vidéos (24%) ou lire des comptes-rendus (18%).
Considérant ces évolutions importantes, quelques chercheurs nord-américains n’hésitent plus a évoquer le caractère disruptif des nouveaux médias (Clavio, 2010 – Pegoraro, 2014). Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Sanderson (2011), It's a Whole New Ballgame. Comme l’explique Clavio dès 2010, analyser la digitalisation du sport c’est mobiliser des méthodes, outils et concepts qui n’avaient pas encore de nom il y a encore 10 ans.
De fait, des services, produits et marques qui façonnent nos quotidiens et n’existaient pas il y a 15 ans (Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, smartphone, tablette, objets connectés) font maintenant l’objet d’une investigation académique récente. L’International Journal of Sport Communication (depuis 2008) et le journal Communication & Sport publient des recherches originales, études de cas, entretiens avec des professionnels et recensions critiques accordant une large place aux médias sociaux. A cela s’ajoutent les contributions parues dans des titres faisant référence dans le domaine de la recherche en management et marketing du sport. Filo et al. (2014) ont d’ailleurs effectué un état de l’art. Ils ont identifié et classé 70 articles publiés dans des revues universitaires de référence du champ du management du sport. 35 articles relèvent de la catégorie « strategic » qui englobe les contributions traitant de l’utilisation des médias sociaux par les acteurs du sport (organisations, athlètes, marques). 20 articles relèvent de la catégorie « operational ». Y sont classés les contributions qui expliquent comment les acteurs du sport utilisent les médias sociaux au quotidien. Enfin, les 15 derniers articles ont été rangés dans la catégorie « User-Focussed » qui analyse les motivations et usages des fans.
Ce qu’on observe aussi dans cette revue de littérature c’est l’absence de contributions de chercheurs français. Le terrain est pourtant fertile. Depuis 2011, la manifestation Sport Numericus fait se rencontrer les acteurs du sport engagés dans le numérique et prime les initiatives les plus innovantes. Les trophées Sporsora qui récompensent depuis plus de 10 ans les acteurs du sponsoring sportif ont nouvellement créé une catégorie de prix dédiée au digital. Lors du salon des maires et des collectivités locales, Patrick Bayeux propose des conférences sur le sport et le numérique. Par exemple, lors de la dernière édition, le débat portait sur « Sport et digital : quels apports et nouveaux services pour les équipements et aménagements connectés ? » en présence d’Alain Loret qui a embrassé ces questions notamment sur son blog SWI-sportdata.com (@Sport_Web_I). Aussi, sans invoquer une révolution numérique qui bouleverserait radicalement le sport qui se pratique comme le sport qui se regarde, on peut simplement observer que les champs du Management du sport sont affectés par le digital. Reprenons la catégorisation proposée ici-même par Gary Tribou en 2011.
- Communication et sponsoring : il y a peu, Nicolas Favre – Directeur marketing d’Adidas – expliquait que le digital pesait maintenant pour la moitié de ses investissements. Les sponsors ne sont plus simplement en recherche de visibilité et notoriété mais souhaitent avant tout proposer à leurs fans/clients des expériences innovantes et des opérations « money can’t buy » pour s’assurer leur fidélité. Le digital est le terrain de jeu de ces nouvelles stratégies (voyez par exemple la Boost Energy League d’Adidas, la plateforme We Are tennis de BNP Paribas, ou l’activation PSG Insider par le PMU).
- Marketing : Les traditionnels 4 P (Prix, Produit, Promotion, Place) sont complétés par les 4 E (Engagement, Experience, Exclusivité, Emotion). En 2013, pour reconquérir son public dans la perspective de l’Euro 2016, la FFF lance la campagne « Tous Fans des Bleus ». François Vasseur, responsable marque et promotion de la fédération, n’envisage pas cela comme une action de promotion classique mais plutôt comme « dispositif participatif et engageant pour les supporters de l’Equipe de France car à l’heure du digital et des réseaux sociaux, cette opération va beaucoup plus loin dans l’expérience, dans les exclusivités, dans l’émotion. » (Helleu, 2014).
- Droit du sport : le fan n’est plus seulement un média, il est aussi potentiellement un diffuseur. Le déploiement du réseau wifi et de la couverture 4G rend plus simple la diffusion de vidéos en direct grâce à Facebook, Vine, Periscope ou Instgram. Cela n’est pas sans poser problème aux détenteurs de droits. En août 2014, Dan Johnson, directeur de la communication de la Premier League, explique : « C’est une violation de copyright et nous voulons décourager les fans de le faire. Nous développons pour cela une technologie qui scannera les Vines et les GIFs, et nous travaillons avec Twitter pour réduire ce genre d’activité́. Je sais que nous apparaissons comme des rabat-joies mais nous devons protéger notre propriété́ intellectuelle. »
- Economie du sport, Finance et contrôle de gestion : dans la droite lignée de l’économie collaborative, le sport a vu apparaitre des plateformes de financement participatif (fosburit, sponsorise.me). Le marché du crowdfunding en France en 2015 est évalué à plus de 130 millions d’euros dont 8 millions pour le sport. En 2020, il pourrait peser plus de 300 millions pour 100 000 projets financés.
- Gestion des Ressources Humaines et management stratégique des organisations sportives : soucieuses d’investir les médias sociaux pour entretenir une conversation avec leurs fans (Coche, 2011 – Ioakimidis, 2010 – Price et al., 2013), clients, pratiquants, les organisations sportives se sont heurtées à la problématique du savoir-faire. Les responsables de communication de l’ère pré-digitale, habitués aux messages top-down, ont d’abord recruté des stagiaires de la génération YZ qui ont contribué à la définition d’un nouvel emploi : le community manager. Ce métier ne consiste plus seulement à animer et modérer une communauté de fans sur les médias sociaux mais aussi à concevoir et piloter des stratégies en accord avec la stratégie de marque globale (McCarthy et al., 2014). A l’évidence, cela nécessite une formation dédiée qui articule culture sportive et culture numérique.
Ce numéro spécial de la REMS est le premier en langue française à aborder la thématique du #Digisport. Il est composé de trois articles et d’un entretien. Reflétant la diversité des approches possibles (réseaux sociaux, équipements sportifs, sponsoring), il est aussi une invitation aux jeunes chercheurs à investir ce terrain prometteur.
Ann Pegoraro (@SportMgmtProf) a joué un rôle décisif dans l’impulsion des recherches académiques dédiées au sport digital et plus particulièrement à l’usage de Twitter. Avec Naraine (@MikeNaraine), François et Parent (@MilenaParent), elle est des auteurs d’un article consacré aux commentaires d’un événement sportif sur Twitter. Les Twitter Studies dans le sport ont abordé plusieurs questions : pourquoi suivons nous les athlètes (Frederick et al., 2012) ? Que disent les sportifs sur Twitter (Pegoraro, 2010)? Comment un événement vit-il aussi sur ce réseau social (Delia & Armstrong, 2015 – Blaszka et al., 2012) ? Cette contribution de collègues canadiens (Aurélien François a depuis été recruté à l’UFR STAPS de Rouen) est aussi bien une revue un état de l’art sur Twitter et le sport qu’une réflexion méthodologique.
Lors de la dernière édition du Super Bowl, les 71 088 spectateurs du Levi’s Stadium ont réalisé un record en consommant 10,1 téraoctets de données sur le réseau wifi du stade auxquels il faut ajouter 15,9 téraoctets de données consommées grâce à la couverture 3G/4G des opérateurs. 46% des fans auraient téléchargé l’application Super Bowl 50 stadium. 3284 commandes de sandwichs ou boissons ont été passées par l’application. Cela illustre à quel point la connectivité des stades est un enjeu majeur. Yann Abdourazakou (@Y_Abdourazakou, California State University) propose une étude de cas consacrée aux stades connectés aux Etats-Unis.
Les partenaires officiels d’un événement sportif n’ont plus pour simple terrain d’expression les écrans led des stades. Les activations sont digitales et permettent d’engager le public sur un mode plus ludique et permissif. Les médias sociaux deviennent aussi alors un espace privilégié pour l’Ambush Marketing. Nicolas Chanavat (@NicolasChanavat, Université Paris-Saclay) et Mathieu Badier (@mathieubadier, coordinateur de la communication digitale de l’UEFA Euro 2016, arrivé depuis chez Nike) s’appuient sur sept entretiens menés auprès d’experts professionnels du digital, du sponsoring et de l’ambush marketing (détenteur de droits, annonceur et agence) pour examiner les pratiques d’ambush marketing à l’ère post-digitale. Ils montrent aussi comment les sponsors officiels conçoivent des stratégies d’activation digitale toujours plus innovantes.
Enfin, ce numéro thématique se conclue par un entretien avec Benjamin Carlier (@benjcarlier). Il est le responsable du Tremplin (@LeTremplin_), incubateur de startups spécialisées dans le sport, créé à l’initiative de la Ville de Paris. Il dispose d’une vigie sans pareille pour observer comment le numérique travaille le sport qui se pratique et le sport qui se regarde.
sommaire du n° spécial de la REMS consacré au sport et aux nouveaux médias |
Bibliographie
- Blaszka, M., Burch, L. M., Frederick, E. L., Clavio, G., & Walsh, P. (2012). #WorldSeries: An empirical examination of a Twitter hashtag during a major sporting event. International Journal of Sport Communication, 5(4), 435-453.
- Clavio, G. E. (2010). Introduction to This Special Issue of IJSC on New Media and Social Networking. International Journal of Sport Communication, 3 (4), pp. 393-394.
- Coche, R. (2014). Promoting women’s soccer through social media: How the US Federation used Twitter for the 2011 World Cup. Soccer & Society.
- Delia, B. E., Armstrong, C.G. (2015). #Sponsoring the #FrenchOpen: An Examination of Social Media Buzz and Sentiment. Journal of Sport Management, 29, pp. 184-199.
- Filo, K., Lock, D., & Karg, A. (2015) Sport and social media research: A review. Sport Management Review, 18(2), 166-181.
- Frederick, E.L., Lim, C, H., Clavio, G., Walsh, P. (2012). Why We Follow: An Examination of Parasocial Interaction and Fan Motivations for Following Athlete Archetypes on Twitter. International Journal of Sport Communication, 5 (4), 481–502.
- Gantz, W. (2013). Reflections on Communication and Sport: On Fanship and Social Relationships. Communication & Sport 1 (1/2), pp. 176-187. Published online before print December 12, 2012.
- Helleu, B. (2014). La conversion digitale de la Fédération Française de Football. Tu ne m’aimes plus ? Like moi ! In C. Hautbois (Eds.), Le Marketing des Fédérations Sportives. Paris: Economica. pp 169-185.
- Helleu, B., Karoutchi, M. (2013). The internet, online social networks and the fan digital experience. In J. Beech & S. Chadwick (Eds.), The Business of Sport Management. Harlow, England: Pearson. pp 298-320.
- Ioakimidis, M. (2010). Online marketing of professional sport clubs: Engaging fans on a new playing field. International Journal of Sports Marketing & Sponsorship, 12, 271–282.
- McCarthy, J., Rowley, J., Ashworth, C. J., & Pioch, E. (2014). Managing brand presence through social media: The case of UK football clubs. Internet Research, 24, 181–204.
- Pegoraro, A. (2010). Look who’s talking – Athletes on Twitter: A case study. International Journal of Sport Communication, 3 (4), 501–514.
- Pegoraro, A. (2014). Twitter as Disruptive Innovation in Sport Communication. Communication & Sport. Vol. 2(2) 132-137.
- Price, J., Farrington, N., Hall, L., (2013). Changing the game? The impact of Twitter on relationships between football clubs, supporters and the sports media. Soccer & Society, 14 (4), pp. 446-461.
- Rein I., Kotler P., Shields B., The Elusive Fan. Reinventing sports in a crowded marketplace. New York : McGraw-Hill., 2006.
- Sanderson J., It’s a Whole New Ball-game. How Social Media is Changing Sports. New York : Hampton Press,INC., 2011.
- Tribou, G. (2012). Un état de la recherche en management du sport. Revue européenne de management du sport, 32, 3-5.
- Yonnet P., Huit leçons sur le sport, Paris : Editions Gallimard, 2004.
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