mercredi 18 octobre 2023

Au sujet de la Fan Expérience (1/3) : cadrage théorique

Citizens Bank Park, Philadelphie, 2019. 


J'ai publié dans le numéro de septembre 2023 de la revue Jurisport un article intitulé "La Fan Expérience existe-t-elle?". Le projet était de contenter les professionnels et les universitaires / étudiants en rappelant les fondements théoriques de l'expérience spectateur, son évolution et sa mise en oeuvre. Avec l'accord de l'éditeur, je partage ici une version augmentée composée de trois temps : éléments de littérature, évolution de la fan expérience, le cas du baseball. Le billet du jour vaut surtout par sa bibliographie qui complète celle que j'avais partagée en 2018
La notion de fan expérience fait l’objet d’un triple traitement. Tout d’abord, une fertile recherche académique empruntant au marketing, la psychologie, la sociologie et l’économie, tente de comprendre les motivations et comportements des publics. Ensuite, les professionnels du secteur sportif ont trouvé dans ce concept un outil pratique pour fidéliser les spectateurs, en recruter de nouveaux et valoriser des partenariats. On identifie alors des bonnes pratiques pouvant être récompensées comme lors des trophées sporsora du marketing du sport, des sports business awards ou des Stadium Business Awards. Enfin, elle fait l’objet d’un traitement médiatique qui relaie les dispositifs immersifs et innovants générant un effet waouh ou, à l’inverse, jette un regard critique sur un phénomène perçu comme une dérive commerciale ou une disneylandisation du sport. Cette contribution vise à restituer le concept de Fan Expérience dans toute sa complexité en rappelant qu’au-delà des dispositifs plébiscitant l’innovation digitale et les animations spectaculaires, la Fan Expérience est aussi affaire d’authenticité et de simplicité.

la match : un produit particulier 

Mullin, Hardy et Sutton (2014) considèrent que le spectacle sportif n’est pas un bien de consommation comme les autres. Il tire sa singularité de son caractère intangible et imprévisible. En effet, le match est co-produit par des équipes, spectateurs et médias et se consomme et fur et à mesure de sa production. De fait il génère un bénéfice client de tout autre nature qu’un produit classique. On y recherche excitation, socialisation et évasion sans vraiment savoir si on va assister à un beau match ou si l’équipe qu’on encourage va gagner. L’évènement sportif est un spectacle de l’incertitude qui provoque des émotions inattendues. Aussi attractif soit ce caractère imprévisible, il constitue un défi pour l’organisateur qui ne peut se contenter de faire reposer la satisfaction de sa clientèle sur un match à l’issue incertaine. Si le match demeure au cœur de l’expérience de consommation, il est nécessaire d’optimiser la qualité de services périphériques déconnectés du terrain (accueil, animation, restauration ...) et ainsi, même en cas de défaite, inciter les spectateurs à revenir. Autrement dit, la satisfaction des fans ne repose pas seulement sur la qualité du match ou son issue mais plus certainement sur la qualité du service. En 1994, dans un article consacré à la stratégie marketing des franchises NBA pour favoriser les affluences, Mawson et Coan identifient 21 techniques dont le fait de gagner qui n’est classée en moyenne qu’au 14ème rang. En 2007, Dick et Turner montrent un décalage dans la perception de l’efficacité des techniques marketing selon que l’on interroge les directeurs marketing de franchises NBA ou le public abonné de ces dernières. En 2010, Yoshida et James entreprennent de différencier la part de la satisfaction des fans qui réside dans la qualité du service et celle qui résulte du match. Leur étude menée au Japon et aux Etats-Unis établit un puissant lien entre l’ambiance du match et la satisfaction des fans, qui dépend également du personnel du stade et de la facilité d’accès aux services.

supporter du SMC, je sais que "gagner"
ne conditionne pas ma venue au stade. 
Le spectacle sportif semble plus adapté à la grille de lecture offerte par le modèle de l’expérience de consommation développé par Holbrook et Hirschman en 1982. Les auteurs remarquent que des pans de la consommation reposent sur le tryptique fantasies, feelings, et fun. Dans le domaine du spectacle vivant, la consommation n’est pas fonctionnelle mais hédoniste. En s’achetant une place pour un concert, une pièce de théâtre ou un match de rugby, le spectateur n’apaise pas un besoin mais satisfait un désir. Dès 2005 en France, Pulh, Bourgeon-Renault et Bouchet considèrent que le spectacle vivant peut se décliner en spectacle culturel et spectacle sportif remarquant que l’un comme l’autre constitue une rencontre entre des interprètes, un public et une œuvre intégrant des éléments esthétiques et événementiels dans leur processus de production. Selon les auteurs, il existe des profils d’expériences de consommation (opportuniste, esthète, sympathisant, interactif) qui nécessitent des stratégies marketing adaptées.

Dans la continuité de ce travail, dans un article intitulé « Marketing expérientiel et analyse des logiques de consommation du spectacle sportif » (2007), Bourgeon-Renault et Bouchet montrent comment la consommation de spectacles sportifs est façonnée par la recherche d'expériences vécues qui relèvent de variables individuelles (recherche de sensations, recherche d’esthétisme, besoin de stimulation, implication...) et des variables sociales (recherche d'interactions spectateur/joueur, spectateur/personnes proches (famille, amis...), spectateur/autres spectateurs dans la foule).

Soucieux du caractère pratique de ces travaux, Bouchet, Bodet, Bernache-Assollant et Kada (2010) développent le Sporting Event Experience Search Scale (SEES). Cet outil doit permettre aux organisateurs d’événement sportifs de mieux saisir les attentes des fans. Les auteurs engagent les professionnels à compléter leur marketing opérationnel d’un marketing stratégique pour mieux cerner la diversité des besoins des fans et pouvoir les satisfaire.

 
La consommation de spectacle sportif en tant qu'expérience vécue.
Extrait de 
Bourgeon-Renault D., Bouchet P. (2007), Marketing expérientiel et analyse des logiques de consommation du spectacle sportif, Revue française de marketing


La consommation de spectacle sportif, en tant qu’expérience individuelle, reposerait sur la prise en compte des réactions émotionnelles, subjectives, des consommateurs à l'égard de I'objet de consommation. Les stades ou les palais des sports sont des lieux ou l'expression des émotions atteint parfois une sorte de paroxysme radicalement absent de la vie ordinaire. Les structures sportives sont des enclaves ou Ton peut encore manifester toute forme de sentiments et d’états affectifs avec en prime l'approbation du public : c'est une forme contrôlée de « libération des émotions» (Elias et Dunning, 1986) qui conduit parfois a des explosions de violence. Les spectateurs utilisent un cadre de référence interprétatif pour faire l’expérience du spectacle sportif de trois façons différentes : 

a) en comptabilisant, c'est- a-dire en enregistrant, en notant ce qu'ils voient et en établissant des connexions avec des faits pertinents ;
b) en évaluant a travers des jugements valeurs reposant sur un éventail de normes, de références et de conventions ;
c) en répondant émotionnellement aux actions du terrain ou des tribunes.

Le terme émotion se réfère ici a une réaction affective globale, de court terme, exprimée en réponse au jeu. Une rencontre fait éprouver toute la gamme des émotions que Ton peut ressentir ; l'excitation, la joie, la surprise, la souffrance, la haine, I'angoisse, I'admiration, la colère, le soulagement, la déception, la frustration et la colère... Mais pour éprouver pleinement ces émotions, encore faut-il être fortement implique dans le spectacle. La recherche d’émotions par le spectateur apparait comme une composante essentielle de la consommation d'une manifestation sportive. La partisanerie est la condition nécessaire pour qu'il existe un maximum d’intensité pathétique à la confrontation (Bromberger, 1998). Elle est également indispensable pour éprouver pleinement le sentiment d’être un acteur pouvant infléchir ainsi le résultat par une participation vocale et corporelle. 

Les caractéristiques et les pratiques de consommation du spectacle sportif tendent a montrer que les spectateurs recherchent des expériences individuelles et/ou interpersonnelles (contigues ou partagées), sous forme réactives (spectateurs) et/ou actives (supporters), a fortes dimensions affectives et hédoniques. En référence aux études précédentes, nous pouvons en déduire que le comportement du spectateur, dans le domaine sportif, ne repose pas uniquement sur des motivations extrinsèques a regard de la consommation du produit (recherche de critères utilitaires). Un spectacle sportif peut être apprécié pour ce qu'il représente. Le cadre d'analyse plaide alors pour la reconnaissance d'aspects importants dans la consommation, qui sont liés à la recherche d’expériences, et met en évidence des processus primaires de plaisir, de distraction, d'imaginaire et de stimulation sensorielle (Holbrook et Hirschman, 1982). L'orientation théorique offerte dans la recherche est de tenter d'expliquer les comportements dans le domaine sportif en admettant que la prise de décision peut reposer sur une perception plus globale de I'objet de consommation (spectacle sportif dans laquelle les dimensions émotionnelles et symboliques sont prédominantes).

Des publics aux envies diverses

Dans la littérature académique dédiée au marketing du sport, on distingue plusieurs sortes de publics. Dans un article de 2003 intitulé Sport Consumer Typologies : a critical Review, Stewart, Smith et Nicholson reviennent sur l’utilité et la diversité des classifications des consommateur de spectacles sportifs. Ils montrent comment ces modèles dévoilent des comportements de fans complexes selon qu’ils sont sensibles à plusieurs facteurs cognitifs et affectifs : connexion émotionnelle à l’équipe, identification à une équipe, recherche d’interactions sociales, recherche de l’excitation générée par un événement ... Si bien qu’il leur apparait impossible d’identifier l’archétype du consommateur de sport. Selon ces auteurs, ces typologies permettent aux responsables marketing d’affiner leur stratégie, d’adapter le produit et les prix, de concevoir des équipements adaptés, d’ajuster les campagnes de communication et de personnaliser une expérience de consommation adaptée aux besoins de chaque fan. A titre d’illustration, en 1997, Stewart & Smith avaient dressé une typologie de l’hétérogénéité des fans selon leur degré de fidélité, l’identification à l’équipe et les performances du club. Les fans sont répartis en 5 catégories qui distinguent des motivations et comportements différents.
  • L’aficionado : passionné par les performances de qualité, il encourage le beau jeu plutôt qu’une équipe.
  • Le Theatregoer : peu loyal à une équipe, Il recherche l’excitation des rencontres indécises.
  • Le Partisan Passionné : attaché à une équipe, il souhaite absolument la voir gagner.
  • Le Champ Follower : il ne sera fidèle qu’aux équipes qui gagnent.
  • Le Reclusive Partisan : il s’identifie à une équipe même s’il préfèrera la suivre par les médias plutôt qu’en allant au stade.

La Fan Expérience : une somme d'interactions complexes 

Il faut alors considérer qu’il n’y a pas une Fan Experience mais autant qu’il y a de personnes dans un stade. Cela en rend la définition périlleuse. Daniel C. Funk (2017) envisage la Fan Expérience comme la somme des interactions qui se produisent entre le consommateur et son environnement. Tout devient alors motif de satisfaction (ou non) : l’achat du billet, les animations, le contenu sur les écrans géants, la connectivité du stade, la propreté des toilettes les échanges avec les autres spectateurs. En définitive, selon Funk : 
« L'expérience utilisateur est conceptualisée comme représentant un ensemble diversifié et complexe d'interactions bidirectionnelles sur tous les canaux, points de contact et laps de temps tout au long du parcours du consommateur qui produisent des réponses cognitives, affectives, sociales et physiques

Yoshida (2017) insiste également sur la diversité des interactions qui concourent à la production de l’expérience spectateur: 
« l’expérience de consommateur de sport est définie comme les réactions cognitives, affectives, sociales et physiques d’un consommateur avec une organisation sportive, ses produits et les autres consommateurs, qu’elles soient directes (par exemple, achat et consommation) ou indirectes (par exemple, médias et réseaux sociaux. »

La littérature académique a donc conçu de nombreux modèles de l’expérience de consommation des fans. On considère que le produit « match » détaillés en services de qualité, va procurer une bonne expérience émotionnelle, générer de la satisfaction, de la loyauté et de la recommandation. Clemes, Brush et Collins (2011), ont identifié onze items répartis en 3 catégories : qualité des interactions (agents de sécurité, buvette, joueurs), qualité de l’environnement (interactions sociales, sons et lumières, accessibilité, propreté, places, configuration du stade) et la qualité de l’issue du match (ambiance, qualité de la rencontre, divertissements).




La plupart des items qui caractérisent les motivations des fans ou leur appréciation du match font l’objet de mesure le part des organisateurs de spectacles sportifs. Par exemple, dans enquête menée par la Ligue de Football Professionnel en 2019, on demandait aux publics de Ligue 1 et Ligue 2 d’identifier les ressorts de leur motivation à se déplacer au stade (partager son expérience sur les médias sociaux, soutenir son club, voir une équipe qui gagne, vivre l’événement en vrai, voir l’équipe adverse, assister à un spectacle, voir des stars...) et de noter l’importance et la satisfaction de différents critères (propreté des toilettes, facilité d’accès au stade, achat des billets...)

déjà en 2008, la LFP avait identifié les facteurs essentiels de la Fan Expérience (enquête Ipsos)


Ressources bibliographiques

Bouchet, P., Bodet, G., Bernache-Assollant J., Kada, F. (2011), Segmenting sport spectators: Construction and preliminary validation of the Sporting Event Experience Search (SEES) scale, Sport Management Review, 14(1), 42-53.

Bourgeon-Renault D., Bouchet P. (2007), Marketing expérientiel et analyse des logiques de consommation du spectacle sportif, Revue française de marketing, n°212 – 2/5.

Clemes, M.D., Brush G.J., Collins M.J. (2011), Analysing the professional sport experience: A hierarchical approach, Sport Management Review, 14(4), 370-388.

Dick, R. J., Turner, B. A. (2007). Are Fans and NBA Marketing Directors on the Same Page? A Comparison of Value of Marketing Techniques. Sport Marketing Quarterly, 16(3), 140-146

Funk, D.C., (2017), Introducing a Sport Experience Design (SX) framework for sport consumer behaviour research, Sport Management Review, 20(2),145-158.

Holbrook, M.B., Hirschman, E.C. (1982), The Experiential Aspects of Consumption : Consumer Fantasy, Feelings and Fun, Journal of Consumer Research, 9(2), 132-140.

Mawson, M. L., Coan, M. S. (1994). Marketing techniques used by NBA franchises to promote home game attendance. Sport Marketing Quarterly, 4(1), 37-45

Mullin, B.J., Hardy, S., Sutton, W.A. (2014). Sport marketing (4th ed.), Human Kinetics.

Pulh M., Bourgeon-Renault D., Bouchet, P. (2005), Spectacles vivants, logiques de consommation et construction d’expériences : le paradoxe d’une offre à la fois unique et plurielle, Décisions Marketing, 37, pp. 57-66.

Stewart, B., Smith, A. C. T., (1997). Sport watching in Australia: A theoretical and empirical overview. Conference Proceedings of The 2nd Annual Sport Management Association of Australia and New Zealand Conference.

Stewart, B., Smith, A. C. T., Nicholson, M. (2003), Sport Consumer Typologies: A Critical Review. Sport Marketing Quarterly, 12(4), 206-216

Yoshida, M., James, J. D., (2010), Customer Satisfaction With Game and Service Experiences: Antecedents and Consequences, Journal of Sport Management, 24, 338-361.

Yoshida, M. (2017), Consumer experience quality: A review and extension of the sport management literature, Sport Management Review, 20(5), 427-442.

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